Birobidjan Frontière juive

Publié le par Eli d'Ashdod

Birobidjan Frontière juive

 

Fondée en 1934 sur ordre de Staline aux confins du territoire russe, la Région autonome juive avait dû oublier sa culture et ses traditions. Elle les redécouvre peu à peu, entre écoles et synagogue, tout en regardant de l'autre côté de l'Amour, vers la Chine

 

Les enfants portent une bougie dans chaque main. Ils respectent un semblant de chorégraphie. " Je te chaaante, mon pays natal ! ", lance le choeur en russe. Les parents, l'oeil humide, tapent dans leurs mains ou immortalisent l'instant. C'est la fête de fin d'année dans la petite salle étouffée par la chaleur, au premier étage du centre de la communauté juive. Pendant plusieurs semaines, on a joué, on a dansé, on a surtout appris des rudiments de la culture locale. Accrochés au mur, au-dessus des petites têtes, figurent leurs dessins colorés et naïfs à la gloire du Birobidjan.

 

Interrogation surprise. Qui peut situer le Birobidjan sur une carte ? Nous sommes en Extrême-Orient russe, à 180 km de la ville de Khabarovsk, elle-même à sept heures et demie d'avion de Moscou. Ce territoire de 36 000 km2 est collé au fleuve Amour, qui lui tient lieu de frontière avec la Chine. Parmi les sujets de la Fédération de Russie, il sort évidemment de l'ordinaire : Région autonome juive (RAJ), indique le fronton.

 

A l'automne, elle fêtera ses soixante-quinze ans d'existence. Mais de juifs, parmi les 180 000 habitants, il n'y en a jamais eu beaucoup. " Personne ne sait combien nous sommes !, sourit Valeri Gourievitch, chef adjoint du gouvernement de la RAJ, plus haut responsable juif dans la région. La preuve : depuis la chute de l'URSS, près de 13 000 sont partis, alors que seuls 9 000 étaient recensés. " Ils seraient encore 2 000 ou 3 000 à avoir résisté, depuis 1991, à l'appel de l' alyah , au départ vers Israël.

 

Israël : comment ne pas en parler ? Pas une famille, ici, qui ne soit pendue au téléphone avec certains de ses membres, là-bas. Fondé en 1934, le Birobidjan, c'est la première aventure sioniste du XXe siècle, mais trempée dans le plomb soviétique. C'est une histoire de pionniers ukrainiens, lituaniens ou polonais, confrontés à un milieu hostile pour y édifier des fermes collectives, lancés dès 1928 à la conquête de cet Extrême-Orient marécageux, immense. Tel était la volonté de Staline : densifier la population sur cette frange de l'URSS pour contrer les ambitions chinoises et japonaises, et attacher les juifs à une terre, histoire de les fondre dans la marmite du prolétariat.

 

La différence culturelle a été d'abord encouragée. Au début des années 1930, période de vie artistique féconde au Birobidjan, les écoles juives se sont multipliées. Puis, comme partout ailleurs en Russie, l'antisémitisme d'Etat a sévi. En 1948-1949, les écoles ont été fermées, le théâtre aussi. Les visiteurs de la synagogue de la ville étaient listés, voire arrêtés par le KGB, jusqu'à l'incendie du bâtiment à la fin des années 1950. Toute revendication identitaire ou religieuse passait pour une entreprise contre-révolutionnaire. " La culture et la langue ont disparu , explique Alexandre Chlioufman, directeur de la publication du journal Birobidjaner Chtern , qui compte deux pages en yiddish. Mon coeur se réchauffait, au cinéma, quand je voyais des noms juifs au générique. On cherchait des confirmations qu'on avait le droit d'exister. " Dans les années 1970, les juifs ne représentaient pas plus de 6 % de la population.

 

Il a fallu attendre la chute de l'URSS pour que les origines juives ne soient plus un motif de discrimination mais de fierté. Depuis 1991, on se découvre ou on se redécouvre juif. Les récits en yiddish d'autrefois, chuchotés par les grand-mères, la voix nouée par la peur des répressions, se disent et se chantent à pleins poumons. Mais la revendication des racines n'a rien à voir avec l'adhésion à un culte. Elle s'illustre par des visées plus prosaïques. Elle permet par exemple aux petites vieilles de se retrouver dans les locaux du centre de la communauté juive, de s'arracher à la solitude de leur appartement, de broder sur le cours du monde. Et puis, il y a les plus démunis.

 

Au centre d'aide sociale, qu'elle dirige depuis huit ans, Alla Khrolinok tient à jour une base de données de 2 000 personnes nécessiteuses. Certaines viennent chercher, une fois par mois, un paquet de provisions, d'un montant de 270 roubles (6 euros). Ce n'est pas grand-chose, mais la main tendue est appréciée. Les retraités reçoivent du lait, de la farine, de l'huile d'olive, des conserves. Un sur trois en moyenne vit seul ; leurs proches ont émigré en Israël ou ailleurs. " On leur distribue aussi des médicaments, qui comptent même plus pour eux que la nourriture, vu les prix " , dit Alla Khrolinok.

 

La déculturation a été puissante. Il ne faut pas se fier aux écriteaux, à l'entrée de la ville de Birobidjan ou à la gare du transsibérien : très rares sont ceux qui parlent réellement yiddish, même si les écoliers ont plusieurs heures d'apprentissage hebdomadaires. " Quand ils achèvent leurs études, ils comprennent et lisent un peu " , soupire Lilia Komissarenko, 42 ans, directrice d'une école municipale. Elle-même ne parle pas yiddish, ses deux fils non plus. " Nos grands-mères ne nous l'ont pas appris, elles disaient ne pas en voir la nécessité " , dit-elle. L'enseignante porte un regard lucide sur la prétendue renaissance de la culture juive. " Pour une majorité de gens, ces traditions sont du folklore. Seul le rabbin nous montre que derrière, il y a la foi. "

 

Depuis son arrivée d'Israël il y a six ans, le rabbin Mordechai Shainer, 38 ans, est devenu une figure locale. Juif ultra-orthodoxe loubavitch, il détonne en ville, où il est le seul à respecter les rites rigoristes, y compris vestimentaires. Mordechai Shainer officie dans une synagogue toute neuve, à deux pas du centre de la communauté. Missionnaire, il ne goûte guère au patriotisme ludique des habitants. " Tout le monde doit comprendre que cette région était une tentative de création artificielle, politique, par Staline, qui avait aussi envisagé de la faire en Ouganda et en Crimée, dit-il. Le Birobidjan est l'oeuvre des hommes, Israël est l'oeuvre de Dieu. "

 

Issu d'une grande famille ultra-orthodoxe qui a fui l'Union soviétique pour s'installer en Israël en 1967, le rabbin a dû revoir les méthodes traditionnelles de prosélytisme, devant le gouffre culturel. " J'ai senti qu'il ne servait à rien de commencer par la prière, reconnaît-il. Il fallait utiliser un langage accessible. " Il a donc lancé une émission hebdomadaire à la télévision locale, pour parler folklore et cuisine juive ; il a aussi supervisé la publication d'un livre de contes inspirés du Talmud ainsi qu'un recueil de blagues juives.

 

Ses rapports avec les dirigeants locaux de la communauté ? Pas simples, et c'est un euphémisme. Celle-ci est devenue, depuis 1991, une importante institution de la RAJ, drainant des fonds israéliens et américains. Son budget s'élève à environ 5 millions de roubles par an (un peu plus de 1 million d'euros). Son chef historique, Lev Toitman, est décédé en septembre 2007. A ce cadre du Parti communiste a succédé un autre, Roman Leder. Agé de 66 ans, il a découvert la culture juive en accédant aux responsabilités. " Après quarante ans au Parti, ce n'est pas maintenant que je vais devenir croyant ", résume-t-il. Avec le rabbin, ils s'épient, se jaugent. " Ses six enfants ne fréquentent pas les nôtres, il les élève lui-même. Il ne respecte pas les juifs d'ici car ils ne sont pas hassidiques. "

 

La principale préoccupation des habitants du Birobidjan n'est pas d'ordre spirituel, mais économique. Isolée, la région rêve d'échanges. La ville de Birobidjan, provinciale jusqu'au bout des trottoirs, s'est bien offert un petit ravalement ces dernières années. Elle a pris des couleurs. Une rue piétonne, surnommée l'Arbat, en référence à la prestigieuse artère moscovite, a été inaugurée. Elle passe devant le marché, où des vieilles en fichus vendent des cèpes de la dernière pluie et de jolis légumes du potager. A quelques mètres de là se trouve le Vostok, seul hôtel de la ville, qui appartient encore au gouvernement. Les visiteurs étrangers y sont examinés avec méfiance. " Vous étiez où, depuis votre entrée sur le territoire russe ? ", s'inquiète la manager.

 

Tous les regards sont dorénavant dirigés vers la Chine voisine, que l'on craint et admire. " On leur donne en location des terres agricoles, 16 % de toutes les surfaces disponibles actuellement, car on ne peut plus humainement les exploiter, en raison de la baisse de la population " , explique le vice-chef du gouvernement, Valeri Gourevitch. Près de 4 000 travailleurs chinois viennent chaque année servir de main-d'oeuvre bon marché pour transformer le bois, travailler la terre ou participer à des chantiers. " Je les emploie sur mes chantiers car ils sont moins chers et plus professionnels , résume Iossef Brenier, entrepreneur et historien de la RAJ. Les Chinois sont nos alliés, pas nos ennemis. "

 

La grande paranoïa des années 1990, due à l'arrivée massive de vendeurs chinois sur les marchés avec des produits textiles de piètre qualité, est retombée. Le gouvernement a renforcé les contrôles sur l'Amour, restreint les importations, interdit les échoppes sauvages. Un projet suscite dorénavant toutes les espérances : un pont, le premier du genre, devrait enjamber l'Amour en 2012.

 

Il y en a un qui va être content, c'est Wan Baolin, le patron du restaurant Teatralny. Il se dit plus juif que les juifs du coin, porte la kippa et se fait appeler Nikolaï Vladimirovitch, pour des raisons que ses biographes expliqueront peut-être un jour. L'assimilation continue, sous d'autres formes.

 

Piotr Smolar

Publié dans International

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